A l’aube de l’automne dernier, la galerie bordelaise LMR (La Mauvaise Réputation) accueillait pour la quatrième fois l’illustratrice française Amandine Urruty sur ses murs, à l’occasion de l’exposition Dramarama. Un excellent prétexte pour revenir sur les œuvres luxuriantes de cette artiste hors normes, qui attaque en profondeur nos réalités et certitudes, armée d’une aiguisée technique du crayon.

Spitz (détail), 50×70 cm, graphite et fusain sur papier, 2023 – Photo : Géraldine Robin lors de l’exposition Dramarama à la galerie LMR (du 16 septembre au 21 octobre 2023)

Trois adorables loulous de Poméranie aux yeux écarquillés, une petite fille au festif chapeau pointu et tee-shirt à l’effigie d’un Looney Tunes, un sac poubelle au sourire béat devant lequel se tient l’extraterrestre Alf, de minuscules fantômes et créatures tout en rondeurs, des billes flottantes au dessus du sol, des compositions florales foisonnantes débordant de vases baroques… Pas de doute, c’est là une œuvre d’Amandine Urruty. Étonnement, envoûtement : l’œil a besoin d’y voir de plus près, de saisir la multitude de détails et références empruntées à la pop culture, de se réconforter face à la gaieté toute enfantine du sujet. Et pourtant, comme souvent avec le travail de l’artiste, la juvénilité n’est que façade. Très vite, les bouches s’affaissent, les regards vacillent, la légèreté s’engourdit, la joie se fissure. Chez Amandine Urruty, l’inquiétant n’est jamais loin. Comme un rêve qui vicieusement, basculerait vers le cauchemar, le sommeil troublé. Chute libre. La richesse de détails se fait grouillante, étouffante, prête à déborder du cadre. La candeur des personnages s’altère, devient anomalie. Métaphores pernicieuses, sourires pervers, attitudes grotesques : le récit enfantin qui nous est conté se déforme et se pare d’attributs étranges, tandis que les maisons de poupée accueillent monstres et émanations mythologiques, que les coffres à jouets trop vite entrouverts deviennent lugubres et sinistres.

Jojo, 61×91, graphite sur papier, 2016 – Photo : Géraldine Robin lors de l’exposition Cabin Fever à la galerie LMR (du 18 janvier au 28 février 2019)

Drôle de fête funèbre

Si Amandine Urruty a déjà produit des œuvres en couleurs, notamment dès ses débuts dans les années 2000, elle se consacre actuellement aux illustrations en noir et blanc, taquinant les contrastes, les subtilités de gris, les compositions sibyllines, les jeux de profondeur de champ. Exit le bariolé et les gros plans : place à la mine de plomb, aux clins d’œils multipliés au classicisme, à la narration distendue. Ses œuvres s’enrichissent de paysages toujours aussi exubérants, la perspective déploie un horizon nouveau, laissant encore davantage d’espace à peupler.

Ambivalence. Les références aux dessins animés côtoient des figures anatomiques, les portraits d’enfants marqués par un profond réalisme se cognent à des animaux anthropomorphes, l’atmosphère onirique s’accoquine avec la vraisemblance. Piochant dans l’œuvre de grands maîtres tels que Jérôme Bosch, Francis Bacon, Pieter Brueghel l’Ancien, Francisco de Goya ou même Quentin Metsys, Amandine Urruty a su se saisir du monochrome pour déployer toute sa virtuosité plastique et sa technicité académique, mais aussi pour multiplier les formats, le tout en poursuivant son exploration de l’innocente cruauté, de l’enfance corrompue, sur fond de surabondance graphique.

Ici, le diable se cache bien dans les détails. L’artiste semble prendre un malin plaisir à nous déstabiliser, à explorer le doute. Les bambins, affublés de nez de clowns ou de cochons et de couvre-chefs rigolos prennent la pause dans des environnements trop adultes, où la frénésie se mêle à l’étrangeté burlesque, à un trop plein coléreux. Télétubbies, Casper, Bisounours,Gremlins, Kiki, Crados, Famille Adams, Muppet Show : la culture pop des années 80-90 s’invite dans les œuvres, telle une ribambelle d’amis imaginaires à la fois rassurants et inquiétants, sortes de doudous déformés d’avoir été trop manipulés. L’esprit se souvient, identifie. Le familier, l’intime, frôle un inconnu abyssal. Réminiscences de ces boîtes que nous avions dans notre jeunesse, qui regorgeaient de peluches et autres figurines, que nous glissions sous le lit, un peu effrayés par un œil en vrac, une couture mal placée, un faciès menaçant. Théâtre biscornu, festivités angoissantes : telle est l’invitation de l’artiste qui nous propose de rejoindre un carnaval fait de fantômes et d’âmes en errance, de saynètes où se jouent le drame de l’absence et la peur viscérale du vide.

The Model, 120×160 cm, graphite et fusain sur papier, 2022 – Photo : Géraldine Robin lors de l’exposition Dramarama à la galerie LMR (du 16 septembre au 21 octobre 2023)

Farandole spectrale

Ici, une petite voiture. Là, une corde de pendu. Un ver, un insecte. Une minuscule pierre tombale. Là, des saucisses. Beaucoup de saucisses. Et parfois, des corps adultes, souvent camouflés sous des drapés, aux froissés finement dessinés. Si les figures enfantines sont visibles, centrales, et nous observent avec une insolente insistance, les êtres matures se cachent derrières des masques, sous des tissus soigneusement plissés. Drôles d’invités dans cette bacchanale enfantine, ils prennent la pose comme pour une photographie de famille brisée, au cœur d’une maison hantée. Cachés, dissimulés, ces clandestins nous troublent, par leur simple présence. Comme s’ils n’étaient pas censés être là. Les protagonistes de l’accumulation alentour ont d’ailleurs davantage d’essence, d’aura, de matérialité. Ne restent alors de ces personnages dépourvus d’identités que des morceaux succins, des fragments de peau, de la vie conjugale. Dans les œuvres, toutefois, rien n’est jamais vulgaire ou brutal – pas même la nudité ou les gestuelles ambiguës. Tous les enjeux se situent à un autre niveau, plus souterrain, certes rempli de confettis et autres joyeuses banderoles, mais pourtant spectral et déchirant.

Au même titre que les détails qui parsèment les œuvres luxuriantes d’Amandine Urruty, il n’y aura jamais trop de mots pour évoquer son univers habité d’entités énigmatiques et incroyablement ouvragées, familières de prime abord, puis tumultueuses et tragiques car reflets d’une image de l’âge tendre faussement festive, avalée par les créatures fabuleuses qui se promènent allégrement sur le papier. Car derrière ce magnifique agglomérat facétieux se cache le drame, les cauchemars infantiles, les souvenirs métamorphosés et distordus d’une innocence égarée, les rassemblements humains teintés d’une animalité burlesque, les malles aux trésors qui vomissent des réminiscences Boschiennes, comme nos errances intérieures.

Vue d’ensemble de l’exposition Dramarama à la galerie LMR (du 16 septembre au 21 octobre 2023) – Photo : Géraldine Robin

C’est précisément là que se joue cette fabuleuse plongée dans les méandres de l’esprit de l’artiste, qui nous consume vite, trop vite, nous autres, simples spectateurs importuns face à cette fête quasi liturgique, face au drame existentiel qui se joue sous nos yeux interloqués. Et pourtant, rien ne nous empêche d’aimer être ainsi grignotés par les ombres, les fantômes, les minuscules personnages surplombés de visages aux sourires à la fois funestes et déchirants. Vive les spectres. Vive le travail d’Amandine Urruty.

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